Alain Finkielkraut : un Français libre

Le nouvel ouvrage de l’académicien, « La seule exactitude » (Stock), est une vaste et profonde méditation, appuyée par l’actualité récente, sur la France, son destin et celui de la civilisation occidentale. Portrait d’un philosophe entré en résistance contre son époque.

     « C ‘est reparti comme en 50 », affirmait Alain Finkielkraut, la semaine dernière, dans une lettre parue dans Le Monde. Mis en cause dans un dossier sur les intellectuels et le Front national, accusé d’être un allié objectif du parti lepéniste, l’écrivain comparait le climat actuel du monde des idées à la période où l’intelligentsia était fascinée par le communisme : « Il fallait alors jeter un voile sur la réalité soviétique pour ne pas faire le jeu de la réaction. Il faut aujourd’hui jeter un voile sur la désagrégation française pour ne pas faire le jeu de l’extrême droite. A bas la vérité, vive la Pravda. »

Nouvelle bagarre en vue pour Alain Finkielkraut. Dans La Seule Exactitude, le recueil de chroniques qu’il publie cette semaine, l’auteur dénonce précisément l’aveuglement de la bien-pensance médiatique et culturelle. Alors que celle-ci alerte contre le retour des années 1930, Finkielkraut estime que cette analogie fallacieuse empêche de discerner les véritables enjeux du moment, enjeux qu’il importe, en ce tournant historique, d’appréhender avec « exactitude » – mot soufflé ici par Péguy.

« Il n’y a plus ni droite ni gauche, il n’y a qu’un seul parti, le parti du sens du poil », déplorait il y a peu l’écrivain. Il va rarement, lui, dans le sens du poil. Philosophe, essayiste, il est devenu, en une dizaine d’années, un des intellectuels français les plus connus, notoriété sanctionnée par le nombre croissant de ses lecteurs, mais aussi de ses détracteurs. Une ascension d’autant plus remarquable qu’elle s’est effectuée chez un homme qui n’a pas bénéficié des canaux qui font les grandeurs d’établissement de la rive gauche : ni l’université, ni l’édition, ni la presse, ni la télévision n’ont poussé vers le succès cette figure qui marche à contre-courant de son temps. Contrairement à Bernard-Henri Lévy, par exemple, Alain Finkielkraut n’a pas de réseau : il n’est pas un ancien de la Rue d’Ulm, il ne fait pas la pluie et le beau temps chez un prestigieux éditeur, il ne fraye pas avec les grands éditorialistes. Et s’il est devenu académicien, il n’aura pas intrigué pour cela.

Comme tant d’intellectuels de sa génération, il a commencé à gauche, et même à l’extrême gauche. Né en 1949, enfant unique de parents qui étaient tous deux des juifs polonais rescapés de la Shoah, il entre, après son bac, en prépa au lycée Henri-IV. Maoïste, il se signale (déjà) par son verbe fougueux. Ayant intégré l’école normale de Saint-Cloud en 1969, il réussit l’agrégation de lettres modernes en 1972. Brièvement professeur au lycée technique de Beauvais, il enseigne à Berkeley, au département de littérature française, de 1976 à 1978.

Parallèlement, il commence à écrire. Son premier ouvrage, Le Nouveau Désordre amoureux (1977), coécrit avec Pascal Bruckner, critique les idées de Mai 68 auxquelles il a tourné le dos : s’opposant à la révolution sexuelle, Finkielkraut défend l’amour durable, libéré du désir. Dix ans plus tard, son neuvième livre, La Défaite de la pensée (1987), le rend célèbre. Il y commence son grand réquisitoire contre le déclin de la culture française, provoqué selon lui par l’égalitarisme, le jeunisme, le différentialisme, le multiculturalisme, l’abandon de l’écrit. Suivront une vingtaine de titres dont beaucoup ont marqué le débat d’idées : Le Mécontemporain (1991), une redécouverte de Péguy ; Au nom de l’Autre (2003), une réflexion sur le nouvel antisémitisme ; Qu’est-ce que la France ? (2007), un livre collectif qui explore l’identité française ; Un coeur intelligent (2009), un recueil de ses critiques littéraires ; L’Identité malheureuse (2013), un essai où il poursuit sa recherche sur l’identité française et européenne. Plusieurs de ces ouvrages sont tirés de ses émissions de France Culture – depuis 1985, il reçoit amis et ennemis, le samedi matin, dans son rendez-vous de « Répliques » – ou des cours de philosophie et d’histoire des idées qu’il aura dispensés, vingt ans durant, à l’Ecole polytechnique.

     En 2002, un sociologue de gauche, Daniel Lindenberg, le classait, dans Le Rappel à l’ordre, parmi les « nouveaux réactionnaires ». Réactionnaire ? Finkielkraut a raconté que l’élément qui l’a conduit à rompre en profondeur avec sa famille d’esprit originelle a été l’affaire du collège de Creil, en 1989, lorsqu’un bras de fer a opposé un proviseur hostile au port du voile islamique à de jeunes élèves manipulées, et que le Conseil d’Etat, saisi par le ministre de l’Education nationale, a choisi… de ne pas choisir. Ayant senti l’école de la République attaquée, l’écrivain s’est alors doublement engagé en faveur de l’idée qu’il se faisait de l’école, et de l’idée qu’il se faisait de la République.

Combattant, militant, polémiste, Finkielkraut, depuis, a maintes fois déclenché le scandale. On rappellera par exemple son interview accordée au journal israélien Haaretz, au terme des émeutes de 2005, dans laquelle il soulignait que le phénomène n’était pas réductible à sa dimension sociale, et que l’origine des émeutiers devait être prise en compte pour comprendre ce qui s’était passé et lui apporter remède. Face à la tempête soulevée par ses propos, il avait dû s’excuser sur la forme, n’ayant pas relu l’interview avant sa publication, mais il avait maintenu son raisonnement sur le fond.

« L’éducation est vraiment le prisme à travers lequel il comprend le monde, note Pascal Bruckner. Depuis trente ans, il s’exprime sur ce thème, et il a de quoi faire puisque, chaque jour, le champ éducatif s’effondre un peu plus en France. » Défenseur de l’enseignement traditionnel, Alain Finkielkraut paye sa dette en rappelant ce qu’il doit à une école qui lui a appris la culture classique, et qui a fait de lui, le « Français de fraîche date » (c’est lui qui emploie l’expression), un héritier de la civilisation française.

Avocat de la tradition d’excellence contre les praticiens du nivellement par le bas, héraut de la transmission contre les tenants de la rupture, apôtre de l’unité (qui n’est pas l’uniformité) contre les grands prêtres de la diversité, Alain Finkielkraut a été élu à l’Académie française, en 2014, après s’y être présenté selon les règles et avoir affronté des adversaires dont certains voyaient en lui le cheval de Troie du lepénisme sous la Coupole. « J’ai été très heureuse de son arrivée, que j’avais souhaitée, raconte Hélène Carrère d’Encausse, le secrétaire perpétuel. Il aime la France et les auteurs qui aiment la France. L’Académie s’occupe de la langue française. Finkielkraut aime tellement son pays qu’il a toute légitimité pour travailler sur notre langue. »

Juif athée, viscéralement attaché à Israël – mais partisan d’une paix négociée avec les Palestiniens, auxquels il reconnaît le droit à un Etat -, le philosophe est hanté – mémoire familiale oblige – par la montée d’un nouvel antisémitisme qui recrute dans la jeunesse d’origine immigrée. On ne compte plus ses colères contre les vigilants qui guettent l’hypothétique retour de Hitler mais qui n’ont pas vu venir ce racisme-là : l’antiracisme – le « communisme du XXIe siècle » selon lui – est une idéologie qui, sous couvert de bons sentiments, prépare des catastrophes.

Ses emportements valent à l’auteur du Juif imaginaire d’être traité de raciste, ce qu’il a de bonnes raisons de ne pas supporter. Ce qui l’exaspère, et le désole, c’est de voir notre société, sous la pression de ses élites, renier le modèle assimilationniste qui lui a permis, lui, dont les ancêtres vivaient ailleurs, de se fondre dans la France, son histoire, son patrimoine matériel et moral. Relevant que le multiculturalisme conduit paradoxalement à considérer toutes les cultures bienvenues, à l’exception de la culture du pays hôte, Finkielkraut redouble d’amour pour la culture française, une culture qui s’exprime dans la littérature, dans l’art de vivre et la civilité, ou dans des paysages : rien de tel qu’une église romane pour émouvoir cet homme qui affirme n’être jamais traversé par l’idée de Dieu, mais qui rêve que, dans l’au-delà, Péguy lui mettra la main sur l’épaule…

Alain Finkielkraut voit la France comme une réalité menacée à laquelle, à son rang, il vient au secours. On ne sent pas, chez lui, toutefois, de nostalgie d’une grande France puissance mondiale. Eric Zemmour, qui a les mêmes adversaires et que l’on met souvent dans le même sac, remarque que leurs conceptions respectives de la nation diffèrent. « Je vois la France, explique le journaliste, comme une grande nation blessée et meurtrie de ne plus l’être ; lui vient à la France comme il a aimé les petites nations. Il veut donc la protéger de sa faiblesse. »

Posture tourmentée, mains frémissantes, cheveux en bataille, regard intense, voix vibrante : à la télévision, Alain Finkielkraut est un spectacle. S’il a l’air de souffrir, c’est qu’il souffre vraiment, n’aimant pas son époque. Rongé par le pessimisme, il a traversé des épisodes dépressifs sévères. Il ne possède ni téléphone portable ni ordinateur – quand on lui envoie un e-mail, c’est à l’adresse de sa femme, qui est avocate et dont il a eu un fils -, et il n’utilise une carte bancaire que depuis peu de temps. Ses proches évoquent néanmoins un personnage qui aime rire et faire rire, qui apprécie le bon vin et la bonne chère, et capable de s’enflammer, devant la télévision, pour le Tour de France ou un match de football.

     Il sort peu, a peu voyagé, et l’élégance n’est pas la première de ses préoccupations. Il est ce qu’on appelait autrefois un homme de cabinet, un grand lecteur qui souligne et annote ses livres à l’ancienne. Ses amis ou ceux qui l’admirent conviennent que dialoguer avec lui n’a rien d’évident. « Il faut débattre avec lui, confie Michel Onfray, ce qui n’est pas toujours facile tant il semble mener le débat plutôt avec lui-même qu’avec autrui. Il est un homme en colère, ce qui n’est pas grave, et qui d’ailleurs me semble être le bon moteur pour penser, mais on lui souhaiterait plus de paix, plus de calme, plus de sérénité. »

Autre paradoxe : cet atrabilaire qui ne cesse de vitupérer la bien-pensance médiatique a bien du mal, si forte est sa passion de convaincre, à refuser une invitation à la télévision, négligeant la règle selon laquelle penser son temps suppose de savoir se mettre à distance vis-à-vis de l’actualité. Mais de sa chronique hebdomadaire à RCJ (Radio de la communauté juive) à celle qu’il tient dans Causeur, le magazine d’Elisabeth Lévy, ses tribunes ordinaires touchent un public plus restreint. Selon Sandrine Treiner, directrice générale de France Culture, l’audience de son émission « Répliques », depuis deux ans, augmente toutefois de manière significative : « Alain accepte de recevoir des invités dont il ne partage pas la pensée, étant l’un des seuls à avoir la souplesse permettant le risque du grand écart idéologique. »

« Son pessimisme brouille son jugement, estime Alain Minc, qui se définit comme «l’un des rares ashkénazes optimistes». Finkielkraut est dans une posture esthétique, pas dans la politique ; il est dans la nostalgie, pas dans l’avenir. » Voilà un jugement auquel ne souscriront pas les plus de 100 000 acheteurs de l’Identité malheureuse, son précédent livre. En vérité, posant des questions fondamentales face aux bouleversements subis par notre société, Alain Finkielkraut résonne avec l’époque. Cette syntonie lui vaut une aura qui lui est tombée dessus sans qu’il la cherche. « Aujourd’hui, conclut Pascal Bruckner, sont qualifiés de réacs tous ceux qui ne pensent pas selon le dogme. Finalement, une certaine gauche aura réussi à faire du mot «réactionnaire» le synonyme d’«intelligent», c’est-à-dire un titre de gloire. »

Jean Sévillia, avec Nicolas Ungemuth

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